12.

Au cours de l’été caniculaire de 1961, John Fitzgerald Kennedy avait confié à ses proches collaborateurs que le travail éprouvant exigé par ses fonctions à la tête du pays l’avait déjà fait vieillir de dix ans.

Tandis qu’il parcourait d’un pas rapide les somptueux couloirs du premier étage de la Maison-Blanche plongés dans une semi-pénombre, Justin Kearney, quarante et unième président des États-Unis, réalisait la justesse des paroles de Kennedy. Il avait récemment commencé à remettre en question les raisons qui l’avaient poussé à conquérir son domicile actuel du 1600 Pennsylvania Avenue.

Kearney n’était âgé que de quarante-deux ans ; il était non seulement le plus jeune – d’un mois – président américain jamais élu mais aussi le premier vétéran de la guerre du Vietnam à accéder à cette charge.

À deux heures moins dix ce samedi matin, le président Kearney prit une grande inspiration, qui, il l’espérait, l’apaiserait, puis il pénétra dans la salle de réunion du Conseil de sécurité nationale. Les personnes déjà présentes dans la pièce se levèrent avec respect, et parmi elles Archer Carroll.

Ce dernier observa le président des États-Unis, qui prenait sa place habituelle au bout de l’imposante table en chêne. Lors de ses trois précédentes visites à la Maison-Blanche, le policier n’avait jamais vu Kearney aussi tendu, aussi ostensiblement mal à l’aise.

— Tout d’abord, j’aimerais tous vous remercier d’être venus si promptement. (Le Président ôta son veston bleu marine froissé.) Je crois que vous vous connaissez tous, à une ou deux exceptions près… Je vous présente Caitlin Dillon, qui est assise entre Bill Whittier et Morton Atwater. Caitlin est la directrice des services d’inspection de la SEC. Dans l’angle à droite, là-bas, l’homme vêtu d’une veste en velours côtelé brun clair est Arch Carroll. M. Carroll dirige la division antiterroriste de la DIA. Il s’agit de la section créée à la suite des événements de Munich et de Lod.

Le Président se passa nerveusement la langue sur les lèvres avant de parcourir l’assemblée du regard.

Il fut demandé au commissaire divisionnaire Michael Kane, de la police de New York, de présenter son rapport en premier.

— À l’heure qu’il est, nous avons des hommes à l’intérieur de tous les sites qui ont subi des dégâts, ainsi que des équipes d’experts en explosifs sous terre. Ceux-ci nous ont déjà informés que le numéro 30 de Wall Street et la Réserve fédérale sont plus que sérieusement endommagés. Les deux bâtiments sont tout à fait susceptibles de s’effondrer dans la nuit.

Claude Williams, du génie militaire, fut ensuite invité à prendre la parole :

— Nous avons noté une attention aux détails très perturbante dans cette affaire, et c’est ce qui est particulièrement alarmant dans tout ça. Le Pier, leur petit manège initial avec le FBI, leur connaissance approfondie de Wall Street… Je n’ai jamais rien vu de tel et je vous assure que je ne noircis pas le tableau pour vous en imposer. On dirait qu’une armée très bien organisée a frappé Wall Street. C’est comme si des hostilités avaient été ouvertes là-bas.

Vint alors le tour de Walter Trentkamp. Trentkamp avait été un vieil ami du père d’Arch Carroll. Il était même intervenu pour que le jeune Carroll obtienne son premier poste dans la police. Carroll se pencha en avant pour écouter son compte rendu.

— Je suis du même avis que Mike Kane, commença Trentkamp d’une voix rauque et impressionnante. Tout ceci ressemble à une opération paramilitaire savamment menée. Les explosifs de Wall Street ont été placés de façon à causer le maximum de ravages. À tel point que nos gars du service du matériel s’extasient littéralement devant ces salauds. Toute cette opération a été mise sur pied de manière très réfléchie. Il a dû leur falloir des mois, si ce n’est des années, pour concevoir leur plan et l’exécuter avec un tel succès. L’OLP ? L’IRA ? Les Brigades rouges ? Je suppose que nous saurons à quoi nous en tenir sous peu. Ils finiront bien par nous contacter. Ils doivent forcément vouloir quelque chose. Personne ne va aussi loin sans avoir des exigences à poser.

Chacun des membres de l’assistance y alla de son rapport, du secrétaire d’État à la Défense à la représentante de la SEC, Caitlin Dillon. Ils parlèrent tous succinctement. Bien que Caitlin Dillon eût peu d’éléments à ajouter, Carroll remarqua qu’elle s’exprimait avec une aisance extrême. Il avait de fait du mal à détacher son regard de la jeune femme.

— Arch ? C’est à vous.

Carroll se leva pour s’adresser à l’assemblée en affichant un sourire vaguement gêné. Tous les visages, importants et connus pour la plupart, se tournèrent alors vers lui.

Ses longs cheveux bruns et sa tenue décontractée évoquaient les témoins secrets et les policiers appelés à témoigner dans des procès liés à la drogue. Il avait envisagé de mettre son seul beau costume, acheté en solde chez Barney’s Warehouse, mais il s’était ravisé.

Une partie des personnalités participant à cette cellule de crise connaissait Carroll de nom. Il passait pour un policier moderne et efficace, aux méthodes peu orthodoxes mais éprouvées.

Il était déjà arrivé à Carroll d’être qualifié d’élément perturbateur ; les politiciens de Washington jugeaient son perfectionnisme excessif et son excentricité ingérable. Il était de surcroît en train de se forger une réputation d’alcoolique.

— Je vais m’efforcer d’être bref, annonça-t-il d’une voix douce. Tout d’abord, je ne pense pas que, à ce stade, nous puissions déjà nous appuyer sur l’hypothèse que nous avons affaire à un groupe terroriste établi ou connu. Néanmoins, si tel est le cas, j’entrevois alors deux possibilités… Soit les Soviétiques, via le GRU[9] – avec une possible implication de François Monserrat. Soit une organisation terroriste indépendante, sans doute issue du Moyen-Orient. Ou, en tout cas, financée de là-bas. Je ne crois pas que qui que ce soit d’autre dispose de la structure, de la discipline, des compétences techniques et des fonds nécessaires pour monter une opération de cette ampleur. (Carroll promena ses yeux noisette alertes dans la pièce. Pourquoi ses propres observations lui semblaient-elles aussi superficielles ?) À peu de choses près, tous les autres suspects peuvent être rayés de la liste.

Il s’assit.

Walter Trentkamp leva l’index et reprit la parole :

— Pour votre information, nous avons installé une unité d’enquêteurs à Wall Street même. Celle-ci se trouve dans les locaux de la Bourse, qui a subi des dommages limités au cours de l’attentat. Ce sera donc notre quartier général. Quelqu’un de la police de New York a affirmé à la presse que la Bourse était située au numéro 13 de Wall Street. Cette adresse devait rester confidentielle. La Bourse a bien une entrée sur Wall Street, mais sa domiciliation reconnue – et j’espère qu’en l’espèce cela ne présage rien de mauvais – est Broad Street. Vous voyez, nous avons commis notre première erreur, alors que nous n’avons même pas encore commencé notre enquête…

Presque tous les membres de l’assistance de la salle de réunion de la Maison-Blanche rirent, mais le sens profond de sa remarque n’échappa à personne. Il y aurait d’autres erreurs ; de nombreuses erreurs, même, avant que ne se termine cette enquête.

Au bout de l’immense table, le président Justin Kearney se leva. Ses traits tirés trahissaient les tensions accumulées pendant la journée.

— Il me faut aborder un autre point, déclara-t-il. J’aimerais vous faire part d’une information qui ne doit absolument pas sortir de cette pièce. (Kearney marqua un temps d’arrêt et regarda successivement l’ensemble de ses conseillers les plus proches avant de reprendre :) Cela fait plusieurs semaines que la Maison-Blanche, le vice-président Elliot et moi-même recevons des informations informelles de divers services de renseignements, faisant état de rumeurs concernant un spectaculaire complot. Une machination impliquant peut-être l’insaisissable François Monserrat…

Le Président s’arrêta de nouveau, ménageant délibérément son effet. Arch Carroll se dit que le simple qualificatif « insaisissable » ne rendait pas franchement justice au personnage Monserrat. En effet, Carroll avait quelquefois sérieusement douté de l’existence de cet homme, jusqu’à envisager l’hypothèse que Monserrat fût le nom de guerre[10] de plusieurs individus distincts agissant en étroite collaboration. On le voyait un jour en France et le lendemain en Libye. Sa présence pouvait tout à fait être signalée au Mexique tandis que, au même moment, quelqu’un révélait l’avoir vu débarquer d’un avion non identifié à Prague.

Kearney poursuivit :

— Nos services de renseignements ont appris que des pays producteurs de pétrole du Moyen-Orient et d’Amérique du Sud envisageaient une action sur le marché financier de New York. Cette opération serait considérée comme une sanction « légitime » pour ce qu’ils estiment être des promesses non tenues, voire une escroquerie pure et simple, de la part des banques américaines et des maisons de courtage new-yorkaises. Le cartel du pétrole escompterait générer au minimum une panique de courte durée, dont ils seraient les seuls à tirer profit. Cette rumeur aurait-elle quelque chose à voir avec les événements d’aujourd’hui ? À l’heure qu’il est, je l’ignore… Je crains toutefois que nous ne soyons à l’aube d’une grave crise économique internationale. (Les yeux d’un bleu profond du président Kearney continuaient de scruter les visages des membres de l’assistance.) Nous devons impérativement découvrir qui est à l’origine de l’attentat de Wall Street d’hier soir. Nous devons découvrir comment ils ont procédé. Nous devons découvrir leur mobile…

Vendredi Noir
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